De l’avis de tous – hormis ceux étant morts durant l’expédition – l’actuelle campagne au sein de la Sylve était plutôt satisfaisante. Peu de Damnés avaient été détruits durant l’expédition et de nombreux spécimens de basse engeance capturés au fil des rencontres. En ce sens, déjà, cette campagne pouvait se déclarer concluante.
L’insatiable appétit du Démiurge ne pouvait toutefois s’estimer en l’état satisfait. Certes captures et chasses permettaient de compléter le panel de créatures en capacité d’accouplement mais l’essence même de ce type d’épopée ne résidait pas seulement dans une basse entreprise mercantile ; même s’il ne fallait pas négliger ce point.
« Messier » conjectura avec difficulté l’un des servants du Démiurge. Le mot, tiré d’une mâchoire cabossée par une ancienne et brutale rencontre, se trouvait prononcé avec des consonances si gutturales qu’il trouva immédiatement l’attention de son destinataire.
Sans mot dire, Arbalastre délaissa la charogne qu’il était en train d’étudier. Avec un grand soin, il remisa temporairement la lame effilée lui faisant office de scalpel auprès d’un assistant à la mine sévère et fermée. Ce dernier, récemment capturé dans les couches hautes des enfers, reçut le train sans émotion aucune et s’écarta de lui-même pour nettoyer l’ustensile et débarrasser la table d’examen des restes qui la garnissaient.
« Une … Chose ; Messier. A seulement quelques centaines de pas du campement » précisa le Damné au corps malmené par de multiples conflits.
«
Étonnante assertion » se troubla Arbalastre en retirant ses gants maculés de fluides corporels.
« Les limiers n’ont pas détecté sa présence ; c’est étrange » nota le seigneur Damné tout en repoussant le voile obturant la sortie de la tente d’où il pratiquait l’examen des corps récoltés dans la Sylve.
«
La taille ? » s’enquit-il à l’intention du servant.
« Colossale, seigneur. Une forme atypique, à l’image de nombres de créatures que nous avons croisés récemment dans les bois… mais de taille colossale » lui retourna son accompagnant.
«
D’autres attributs notables ? » s’enquit-il tout en envoyant un de ses séides donner le signal du départ.
« Colossal, Messier » reprit le servant d’un ton sinistre.
X X X
Perché sur sa monture, le Démiurge notait les précieux détails qui lui permettraient peut-être d’affiner sa stratégie. Au premier abord le premier aspect remarquable tenait dans l’excellente adaptation de la créature à son nouveau milieu naturel. Arbres et branchages habillaient une grande part de son être et en position allongée, ou recroquevillée, l’illusion devait être parfaite. Mais de là à conclure que la monstruosité mêlait des éléments relavant du règne animal et végétal ; il était un pas à ne pas franchir. Tant qu’elles n’auraient pas été examinées de plus près la véritable nature de ces excroissances ne saurait être certifiée. Contre une entité relevant du règne végétal, le Démiurge aurait commandé l’usage du feu. En cas de nécessité toutefois, il commanda la préparation de la poix et de feux grégeois.
L’absence d’œil ne surprenait guère outre-mesure le Démiurge ; nombre de créatures se passant allègrement de ce sens pour évoluer dans leur milieu naturel. A dire vrai, la vision était souvent trompeuse et portée par des organes mous, propres à recevoir des blessures si ce n’est mortelle, tout du moins incapacitantes. Le fait que les limiers n’aient pas détecté la présence de ce monstre malgré sa masse intéressait bien plus le Démiurge qui identifia là une caractéristique tout à fait particulière. Ce faisant, la bête avait pu tromper l’odorat des limiers et savait affecter une immobilité si parfaite que ses mouvements n’avaient alerté aucun des veneurs passant à sa proximité.
Par ailleurs, ceci attribuait à la bête une forme d’intelligence passant outre celle usuellement attribuée aux Chevreaux et une maîtrise de soi bien supérieure à l’agressivité habituellement constatée auprès de cette nouvelle espèce sortie d’on ne sait où.
«
Peut-être pourrions-nous tenter de communiquer ? » se demandait Arbalastre tout en observant la créature. Cette dernière boulottait encore quelques restes d’une des montures de l’un de ses groupes d’exploration ; quoique il faille bientôt lui en fournir une seconde au vu de l’appétit de la bête. D’un mouvement silencieux, le Démiurge déploya ses damnés en demi-cercle et non en un cercle complet. En cas d’affrontement avec une espèce inconnue, l’expérience lui avait enseigné qu’il était préférable de laisser une voie de fuite à la proie. Soit cette dernière se révélait trop forte pour le groupe de chasse et l’écrasait sur place ; soit elle pouvait tenter de fuir par l’ouverture laissée apparente. Une créature en fuite pouvait par la suite être traquée, son repaire identifié et son éventuelle progéniture capturée. Ceci étant largement préférable à une bête acculée n’ayant plus rien à perdre en un affrontement désespéré.
Considérant ses options, Arbalastre fit armer les poches à feu grégeois et garnir les arbalètes de têtes creuses à acides. Les filins et pièges usuels n’auraient que peu d’effet devant la masse écrasante de la cible et l’éventail de créatures que le Démiurge avait fait venir des Mille Venelles jusqu’à la Sylve était trop restreint pour qu’il puisse baser sa stratégie sur ses vermines et autres conjurés.
Plaçant la main sur la hampe de sa lance, Arbalastre considéra que le cavalier du Hongre dévoré n’avait pas été inquiété ; ce qui en l’occurrence était certainement l’élément le plus surprenant entre tous.
«
Faites conduire une autre monture à cette … créature » ordonna-t-il à l’un de ses subordonnés. Ce dernier fit absorber au Hongre une substance apaisante afin que l’animal ne se rebiffe pas à l’ultime instant et l’orienta vers l’Abyssal.
Au même instant, Arbalastre déploya l’Emprise sur les lieux et ce faisant, intensifia sa présence sur la scène, devenant par là même un point remarquable dans le décor jusque-là uniforme de la Sylve. Sondant les réactions de l’entité lui faisant face, il dévoila son existence à ce dernier, pendant que le cheval, offert en guise de tribut ou d’invitation, avancé d’un regard à la volonté morte vers l’ogre abyssal.